Quand j’ai déménagé à Toronto en septembre 2020, en conduisant un U-Haul à
travers le pays avec mon partenaire au beau milieu de la pandémie, nous étions
à la recherche d’un loyer relativement abordable à proximité d’espaces verts.
Mon partenaire a ratissé la ville sur Google Maps, en se concentrant sur l’ouest, à
l’écart des rues très passantes, vers une grande étendue verte sur la carte. Il
réussit à trouver un condo à quelques pâtés de maisons au nord de High Park, un
bâtiment ancien mais bien entretenu dans un quartier qui ne s’était pas encore
embourgeoisé. La façade du bâtiment était encadrée par six grands piliers de
pierre, la porte d’entrée était bordée d’une décoration fleurie de style
néoclassique et de briques rouges. Un court sentier, bordé de parterres de fleurs
et de lampadaires qui remontent à une autre époque, longeait l’immeuble
jusqu’à l’entrée. Le hall d’entrée d’inspiration Art déco était tout le contraire du
condo contemporain, typique et froid, avec une conception géométrique en
pierre au niveau du sol et des arches sur plusieurs murs.
Quelques mois après avoir emménagé, je pouvais voir depuis mon balcon qu’une
nouvelle tour de condos était en cours de construction, près de la station de
métro. « Finitions italiennes, importées, » me dit la femme quand j’ai appelé
pour m’informer sur l’immeuble qui n’était encore qu’à moitié achevé. Je suis
restée bouche-bée quand elle m’a dit que le loyer était le double du nôtre. A
première vue, le bâtiment dans lequel je vis a un concept et une esthétique très
différents de ceux de ces nouveaux développements, du moins au niveau de la
façade. Il se trouve sur l’ancien site de la Third Church of Christ, Scientist, une
église de Science chrétienne, conçue par l’architecte écossais Murray Brown en
1928, un hommage au style néo-classique Art déco de Paris, alliant la conception
géométrique avec l’espace religieux. En 2007, un promoteur a acheté
l’immeuble et a déposé un avis de désignation afin de préserver des parties de la
structure originale en vertu de la Loi sur le patrimoine de l’Ontario. « Les
éléments subsistants, selon l’avis, seront incorporés à la base de la copropriété
résidentielle sur le site. »
Parmi les éléments subsistants, il y avait une capsule historique créée par
l’église, découverte pendant la construction, qui renfermait des éléments
religieux. Elle a été ouverte, de nouveaux articles ont été ajoutés, et elle a été
intégrée aux fondations du nouveau bâtiment. Elle sera de nouveau ouverte en
2028. D’autres reliques religieuses de l’église ont également été conservées,
comme la plaque sur laquelle on peut lire TU N’AURAS PAS D’AUTRES DIEUX QUE
MOI que je regarde fixement en courant sur le tapis roulant dans la salle de sport
du bâtiment, mais l’élément le plus impressionnant, que l’on ne peut pas louper
depuis l’extérieur, est la façade. Alors que de nouvelles tours à condo avec leur
forme carrée et leurs angles plats continuent d’être construites, la façade de ce
bâtiment offre une impression de nostalgie dans son interprétation de la
modernité, une relique d’une conception passée qui, comme par magie, est
restée avec nous. Bien que la façade donne au bâtiment un beau cachet dans la
rue, suffisamment distinct pour que les passants la prennent en photo ou fassent
des commentaires, on a aussi le sentiment que c’est comme une enveloppe
extérieure pour le complexe, un déguisement qui tente de nous faire oublier les
plusieurs étages d’unités à l’apparence banale.
La préservation historique de la façade de bâtiments plus anciens, souvent des
églises, dans le cadre de nouveaux projets de condos est une tendance
constante à Toronto et dans d’autres villes canadiennes, connue sous le nom de
« façadisme » dans le monde de l’architecture. Soutenue par la définition de
préservation historique de la ville, cette approche permet d’éviter que des
structures plus anciennes ayant une histoire architecturale importante ne soient
complètement démolies, mais avec des résultats qui restent incohérents. La
popularité croissante du façadisme, en particulier dans l’immobilier à forte
densité de Toronto, où les prix sont parmi les plus chers du pays, n’est pas si
surprenante. L’approche permet aux promoteurs d’accéder aux éléments
historiques d’un bâtiment, tout en transformant l’espace en complexes
résidentiels multiniveaux pour réaliser des gains importants. La tendance est
devenue si omniprésente que récemment, sur Twitter, le « géographe urbain »
autoproclamé Daniel Rotszain a publié une série de rendus facétieux des
développements possibles de condo « intégrant » des façades patrimoniales
comme Honest Ed’s et Sneaky Dee’s, les endroits commerciaux emblématiques
qui ont été fermés ou qui sont menacés en raison de la hausse des impôts
fonciers. Les rendus de Rostszain ont peut-être tourné le façadisme à l’absurde,
mais elles ne sont pas si ridicules. Le site où Honest Ed’s est resté pendant 68
ans est en train d’être réaménagé en un complexe de 1000 unités de location et
d’espace commercial.
Certains critiques saluent le façadisme pour sa capacité à préserver les anciens
espaces historiques qui ont besoin de réparations, de peur qu’ils ne soient
complètement démolis. « Le façadisme n’est pas un mal nécessaire, parfois c’est
simplement le bon choix », peut-on lire dans le Globe and Mail, même si
ironiquement le même auteur a critiqué plus tard l’immeuble dans lequel je vis
actuellement comme un exemple de façadisme qui avait mal tourné. Souvent
présenté comme une « réinvention » de l’espace par les promoteurs immobiliers,
la façadisme peut également conduire à une forme de « taxonomie urbaine »
selon l’architecte torontois Robert Allsop. En effet, la façade préservée devient
non fonctionnelle et contribue plutôt à l’illusion d’une vitalité sociale et
culturelle. Au-delà de leur apparence visuelle et de leur esthétique douteuse, ces
bâtiments, comme toutes les structures, contribuent inévitablement à l’écologie
du quartier. Les structures bâties font souvent office de centres sociaux et
économiques, comme des espaces de rassemblement et des zones transitoires à
travers lesquelles les gens se déplacent chaque jour. Avec la taxonomie urbaine
du façadisme, note Allsop, il y a une interprétation confuse de la forme
architecturale. Les entrées ne servent plus à entrer dans le bâtiment, les
fenêtres ne sont plus utilisées pour laisser entrer la lumière, et la conception du
bâtiment devient incohérente. Bien que ces structures fournissent un logement
(à des prix de plus en plus élevés) et une certaine valeur historique, elles ne sont
pas construites en ayant à l’esprit l’esthétique, la fonctionnalité et la
préservation globale du quartier.
Avec n’importe quelle tendance de conception, il y a aussi le risque
d’hégémonie : les structures commencent à se ressembler et sont créées avec la
même esthétique. Lors d’une conférence pour le symposium 2019 de
l’Architectural Conservatory Ontario (ACO), l’architecte torontoise Catherine
Nasmith a comparé les développements de rues principales à la croissance des
forêts anciennes, évoluant sur de longues périodes et se remodelant en fonction
de leur environnement. Nasmith décrit les tours à condos, avec leurs structures
et matériaux construits de façon similaire, comme des « espèces
envahissantes » qui menacent la survie des rues principales. Dans ce contexte,
la façade historique sert à dissimuler l’expansion des nouveaux complexes
immobiliers, transformant les centres-villes en espaces homogènes qui ne sont
pas viables à long terme.
Cette évolution des quartiers vers des espaces de monoculture est
particulièrement menaçante pour les communautés avec de faibles niveaux de
revenus, des antécédents et des histoires divers. Les quartiers de Chinatown, de
Little Jamaica et d’Eglinton West, à Toronto, où l’on essaie de maintenir des
logements à prix abordables pour les résidents alors que les développements
continuent leur empiètement croissant, abritent de nombreux sites historiques
qui pourraient se transformer en projets de façade dans lesquels, ironiquement,
les membres des collectivités pourraient ne pas avoir les moyens de vivre.
Pourtant, le développement des condos et le façadisme ne semblent pas être
une tendance à la baisse, en particulier dans les villes à forte densité comme
Toronto et Vancouver, où le coût de la vie est parmi les plus élevés au monde.
Ria Al-Ameen, architecte associée chez Giamio, une firme torontoise spécialisée
dans l’intégration de la conception et de la conservation du patrimoine, pense
que le façadisme responsable et durable est faisable, en évitant la menace de
l’hégémonie. Bien souvent, construire avec des éléments historiques est une
négociation : les architectes font de leur mieux pour garder le plus d’éléments
possible, avec des résultats mitigés. Elle cite un projet récent de Giamio, les
« Sunday School Lofts », comme exemple de façadisme réalisé avec soin,
considérant les éléments historiques comme faisant partie intégrante de la
conception globale d’un lotissement pavillonnaire résidentiel.
Plutôt que de considérer la façade comme un « vignette » que l’on colle sur le
nouveau bâtiment, la firme Al-Ameen a fait de la façade de l’église un élément
central du projet, en restaurant les vitraux et les finitions de la façade historique
et en réutilisant plusieurs éléments de l’ancienne structure dans la nouvelle
conception. Le nouvel espace résidentiel ne compte que quatre étages, soit un
total de 32 unités, de sorte que l’échelle de la nouvelle construction semble plus
équilibrée par rapport à la façade, ce qui permet à la nouvelle conception de
conserver la forme symétrique et rectangulaire du bâtiment d’origine. Elle
souligne également que même si la façade n’était pas nécessaire pour faire
partie de la nouvelle conception au départ, les membres de la collectivité ont
proposé de préserver le patrimoine de l’édifice d’une façon ou d’une autre et ont
contribué à sa conception finale. Compte tenu du nombre de personnes
impliquées dans le développement d’un site, y compris les architectes, les
architectes du patrimoine, les promoteurs et les membres de la collectivité, Al-
Ameen estime qu’un bon projet de façadisme nécessite une approche plus lente
et plus patiente : les promoteurs doivent consacrer du temps et de l’énergie à
déterminer comment la construction d’un nouveau bâtiment affectera le quartier
existant.
Quand on vit dans un bâtiment qui a été construit sur des éléments patrimoniaux
préservés, on a le sentiment de n’hériter que de la moitié d’une histoire, un
fragment d’une plus grande structure qui a jadis existé. Le bâtiment typique de
condo, comme beaucoup qui ont été construits au cours de la dernière décennie,
n’est pas construit pour durer et n’aura pas la même durée de vie que les
structures historiques plus anciennes. Éventuellement, les condos qui
surplombent la façade seront démolis après avoir rempli leur fonction, et il faut
espérer que la façade ou les éléments historiques subsistants seront toujours là.
A ce moment-là, je me demande si nous serons à même de comprendre leur
fonction afin de les utiliser de manière plus fonctionnelle et équitable dans les
futures itérations, ou dans les futures écologies de l’espace